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critique littéraire

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Les Terres noyées, d’Eunice Richards-Pillot
Matoury, Ibis Rouge, 2006

Haïti-Tribune

 

 
 

Le monde de la plantation occupe dans l’imaginaire une place à peu près établie : d’un côté, la société des maîtres, décrite par la brillance, la certitude de la supériorité et l’exercice de la puissance. Ce monde monopolise l’espace de la représentation. De l’autre, le hors-champ des esclaves, caractérisé par un degré de présence qui le renvoie aux confins de l’humanité, de l’animalité et de l’outil. « L’esclave est un meuble » est la phrase du Code noir qui fige cette représentation. Quant aux marrons, si peu étudiés, car écartés de la possibilité d’une inscription, et dont les traces se perdent dans les méandres de la mémoire, ils remettent en cause le fonctionnement réel de ce monde, avec plus ou moins de réussite, jusqu’à la révolution française.
Il faut cependant le reconnaître : cette représentation, présente désormais aux consciences, peut être aussi l’objet d’interrogations. Et pourtant, demeure toujours une faille dans ce renouvellement narratif, difficile à nommer, comme délicate à désigner, car toujours suspectée. Sans doute, le réel fut-il un peu différent : entre les hommes maîtres et les femmes esclaves ou affranchies, il y a eu des enfants, et dont tous ne furent pas maltraités. Un certain général Dumas, un certain chevalier de Saint-Georges, rappellent que si la terreur plantationnaire fut générale, des espaces de vie et de liberté furent parfois gagnés, du moins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cet entre deux est propice à la fiction : paradoxes et contradictions, émergence de la conscience se dégageant d’une raison manifestée comme déraisonnable, constituent sans doute, sur de nombreux plans – histoire, société, mais aussi émotions, sentiments, aspirations à concevoir ici même un ailleurs apaisé – la matière même du romanesque.
Les Terres noyées, publié il y a peu par Eunice Richards-Pillot chez Ibis Rouge, participe de ce questionnement. Dans une forme ample – le roman fait plus de 500 pages -, ce sont bien toutes les contradictions et l’expression du malaise du regard que nous, modernes, éprouvons à l’égard de cette matrice des sociétés de la Caraïbe. L’histoire qu’elle raconte est située en Guyane, et commence en 1785, dans un temps qui fut justement celui d’un paroxysme de l’exploitation mais aussi celui de la transformation des consciences. Deux frères, Charles et Alexandre de Bessner, tentent de redorer leur blason, en colonisant des terres habituellement humides, en vue de se tailler une plantation dans la forêt, sur une rive de l’Approuague. Ils sont aidés par leur cousin, gouverneur de la colonie, qui s’appuie sur les règlements royaux. Ils ont de la forêt à défricher, une centaine d’esclaves, un appui technique, représenté par une plantation voisine, dirigée par Samuel Guisan, un citoyen suisse, chargé d’aider la mise en œuvre des projets de plantation. Ce dernier personnage a existé, et il est l’auteur de traités importants sur la mise en valeur des terres marécageuses de Guyane, en vue de la production de sucre. Eunice Richards-Pillot s’est appuyée sur ses textes, pour installer la fiction dans une référence précise.
Mais le point de départ de l’histoire, et sans doute, aussi, le point de vue de la narration, ne part pas de ce lieu. Certes, il y a le monde des maîtres. Mais le roman s’ouvre par une séquence étrange, qui place le lecteur de plein pied avec l’imaginaire. Scène étonnante, programmatique : un enfant mort et enterré, appelle sa mère depuis la tombe. Il l’appelle. Il frappe contre les planches de bois. Elle entend. Et dans la nuit de la forêt, malgré les interdits et le Commandeur, voici sa mère, Nayanka, née en Afrique, dé-nommée puis renommée en « Marcelle », qui creuse la terre molle, brise la caisse, et le serre dans ses bras. Il s’appelle Théo, et même s’il n’est pas un des dieux, il les a approchés, et ils lui ont confié une mission, protéger sa mère. L’histoire commence à faire du bruit depuis une tombe. Il n’est plus temps de mourir : il faut vivre, s’accrocher au sol de cette Amérique de l’exploitation, et des maladies La désaliénation commence d’abord par soi, et par cette retenue intérieure de la parcelle de vie.
Les points de vue alors passent d’un personnage à l’autre : Nayanka, Man Emilia, Charles, Alexandre, les propriétaires de plantations, Théo, le Commandeur de Guisan, l’épouse d’Alexandre. Les points de vue divergent, nécessairement. Certains sont imperturbablement monolithiques, comme Charles, aristocrate et incapable de décentrer son regard, installant en pleine forêt le portrait d’un ancêtre, portrait qui va peu à peu se décomposer sous l’humidité. Il y a celui beaucoup plus nuancé de son frère, Alexandre, plus amateur de livres inspirés par les Lumières : il découvre à la fois la réalité de l’esclavage, le travail de la conquête sur la nature, qui est d’abord une conquête sur soi et de soi. Le voici partagé, entre son aspiration à l’égalité, et la distance exigée par son frère. Une grande partie du roman raconte comment peu à peu Alexandre s’approche de ceux qu’ils tient de moins en moins pour ses esclaves, et par quelles touches successives, par quels événements passe sa conscience pour que lentement il se déprenne de la déraison, et revendique lui aussi son humanité. La présence de l’autre ne saurait se réduire à un vague discours humaniste bon teint, comme celui de sa femme. Tous doivent aussi accepter le retentissement de l’Histoire sur leur être au monde, et justement, que la présence de l’autre, reconnu comme autre, oblige cet être à se modifier. Vision idéale, sans doute, mais la constitution des nations repose aussi sur cette revendication, qui seule peut permettre de résoudre les paradoxes et la négation. On attend aussi d’un roman qu’il décrive le monde certes comme il est, mais aussi comme il devrait être, en reculant les limites du possible, et offre à des êtres d’exception de participer à cette négation de la négation. Ce n’est qu’à ce prix que les morts peuvent enfin retourner d’où ils viennent. L’esclavage est une réalité, sordide, s’il en est, mais le fait est là : autant que la libération des chaînes importe celle de l’aliénation, et de la réclusion intérieure. Il a fallu habiter la terre, relayer la mémoire d’une Afrique en l’inscrivant dans la culture. Mais aussi, et pour y parvenir, devenir américain.
Ce sont bien quelques unes des questions que soulève Eunice Richards-Pillot, en inscrivant toute la narration dans un décor particulièrement élaboré : la description des lieux, l’évocation de la forêt, des cours d’eau, majestueux, de la dissymétrie entre l’existence qui s’ouvre dans la forêt, et si difficile au début, mais propice à la découverte de soi pour qui le décide, et les espaces étriqués de Cayenne, particulièrement dans les consciences, mais aussi dans le dessin d’une urbanité visant à la seule administration aveugle, sont particulièrement soignés. Mais c’est sans doute dans l’attachement à la description des corps que l’auteure brille singulièrement : engoncés dans des vêtements inappropriés au climat, ou bien flottant dans des cotonnades légères, libres dans l’effort, ou contraints par la malnutrition ou la maladie, ces corps sont évoqués avec une acuité qui les rend présents à notre évocation, en très grande cohérence avec les exigences de la narration. La scène pendant laquelle Guisan fait visiter la propriété et l’usine à sucre dont il a la charge aux autorités de la colonie qui sont ses détracteurs est particulièrement intense de ce point de vue de la perception sociale de la posture physique. Mais en même temps, un homme vieilli par le travail, se déplaçant avec peine, et douleur, décrit une usine infernale, un lieu d’exploitation maximale, avec la tranquillité d’un industriel dont la logique est seulement celle de la recherche de l’efficacité. La très grande justesse de la narration est justement, de notre point de vue, de ne pas offrir au lecteur un « prêt à penser », mais de le laisser lui-même tenter de comprendre. Il faut en remercier Eunice Richards-Pillot.

Yves Chemla

Pour compléter les connaissances sur la Guyane, et particulièrement dans cette période, on lira avec profit les ouvrages suivants, publiés par Ibis rouge :
Marie Polderman, La Guyane française, 1676-1763. Mise en place et évolution de la société coloniale. Tension et métis, Matoury, Ibis Rouge, 2004
Yves Bénot,
La Guyane sous la Révolution ou l’impasse de la Révolution pacifique, Matoury, Ibis Rouge, 1997

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09