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Entretiens

   

"Entretien avec Ahmadou Kourouma"

 

1990, Le Serpent à Plumes, N°8

 
 


 

 
 

 
 
 

Yves Chemla : Commençons par la présentation de votre dernier roman : Monnè, outrages et défis, et notamment par le titre.

Ahmadou Kourouma : Oui, le titre pose un certain nombre de problèmes, parce que le mot monnè couvre en malinké de nombreux sens. C’est un mot qu’on utilise très souvent et dans des sens différents comme je l’ai indiqué au début du roman : il y a outrage, défi, et surtout affront. Un certain nombre d’usages sont opposés et l'emploi qu’on en fait rend encore le mot complexe. Ce qui est certain, il faut insister sur le sens affront, et peut-être, le sens vengeance, car un monnè se venge. J'utilise beaucoup ces nuances qui vont d’un sens à l’autre. C’est pourquoi, dès le début, j’ai essayé de montrer que ce mot était, dans toutes ses significations, intraduisible par un seul mot.

Y. C. :    Quels sont les éléments historiques que vous avez utilisés ?

A. K. :   Dans la lutte de Samory, j’ai étudié d’abord ce que les griots en disaient. Les griots ont une façon de présenter l’épopée et parfois je me surprends à les imiter, à prendre un peu la forme et les méthodes qu'ils utilisent pour présenter les événements.

Y. C. :    Vous avez donc utilisé la parole des griots pour rapporter l’épopée de Samory et cet événement fondamental qu’a été la colonisation. A partir de là, on peut aborder la question de la relation entre les différentes cultures, la question de l'interculturel. L’irruption des Français dans cet espace ouvre une faille : tout s’écroule, tout s’effondre, mais en même temps dans cet univers de Soba, on attend un messager qui va venir et annoncer quelque chose. Quel est le sens de cette attente ?

A. K. :   Effectivement, il y a une attente. Ce qu’il faut souligner, c’est que le roi chez le malinké est presque un prophète, aucun événement ne devrait le surprendre. Si d’aventure un événement était inattendu, les griots et les voyants sont là pour démontrer qu’il avait été prévu. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’attente. Les malinkés s’attendaient à un changement qui n’allait pas être différent de tout ce qu’ils ont connu depuis des siècles. La colonisation s’est avérée un changement radical. Il y a eu une incompréhension totale. Djigui, le roi, accepte de collaborer avec les Français parce qu’ils lui ont fait le plus grand honneur qu’on puisse faire à un homme : offrir un train. Dans la mentalité malinké et pour Djigui lui-même, il n’y a pas collaboration. Il cherche à se rendre digne d’un présent, d’un honneur. Pour les Français, le train doit permettre l’expansion économique d’un pays, promouvoir l’évolution des Africains. Ce n’est pas ce que Djigui voit. Il a été honoré et il doit d’abord tirer jusqu’à lui ce qui lui a été offert, montrer sa reconnaissance à l’égard de ceux qui l’ont honoré. Il doit tout faire pour les aider. Pour Djigui, ceux qui meurent pour la construction du train, ses sujets qui souffrent, ne meurent pas, ne souffrent pas pour les Blancs, mais pour lui, Djigui.

Y. C. :    Ce sont deux valeurs qui s’opposent, mais en même temps, cette opposition établit un rapport assez particulier entre la tradition et la disparition de celle-ci. On a l’impression que tout le monde voit que les traditions s'effondrent, sauf Djigui.

A. K. :   Effectivement, Djigui semble ne pas voir que les traditions s’effondrent autour de lui. Ce sont les circonstances et l’environnement qui l'empêchent de s’apercevoir de cet effondrement. Il était, comme d’autres, un roi malinké. Les autres rois ont été détrônés, Djigui pas. Par un heureux hasard, l’interprète s’est trouvé là le jour de la prise de Soba. Les événements semblaient avoir donné raison au fétiche de Djigui. Les Blancs lui ont offert, à lui nègre, un train. C’est un hommage incommensurable.

Y. C. :    Ce thème de la collaboration est assez troublant. Il est présent dans d’autres romans. Je prends par exemple un texte un peu ancien, celui d’Hamadou Hampaté Bâ, L’Étrange Destin de Wangrin. Wangrin est interprète. Si on compare Wangrin et Soumaré, on remarque chez ce dernier un certain respect de la tradition, qui fonde sa légitimité. Wangrin est un individu qui est plutôt roublard.

A. K. :   Wangrin, à mon avis, est un bandit, alors que Soumaré est très sérieux. Il veut construire un monde à lui, un monde qui perpétuera la colonisation. Il trompe Djigui, ment aux Français. Si vous voulez, il défend les intérêts des Français contre les Français. Il voudrait réaliser une colonisation française selon sa conception.

Y. C. :    D'une certaine façon, dans Les Soleils des indépendances, vous aviez rendu compte du mythe de la décolonisation facile, ou qui a trouvé un équilibre, mais un équilibre fictif. De quel mythe rendez-vous compte dans Monnè, outrages et défis ?

A. K. :   I           l y a d’abord deux mythes. Je voudrais rappeler que la colonisation n’a pas été facile en Afrique. Elle a été réussie après de durs combats entre colonisateurs et Africains. Des combats qui, au pays malinké, ont duré dix-huit ans ; combats entre deux armées modernes : Samory était équipé avec les armes les plus modernes. Le second mythe a été institué par les historiens modernes africains. Ils veulent faire passer Samory pour un ange. Samory était un empereur nègre du xviéme siècle. Il en avait la mentalité. C’était la guerre totale qu’il menait, la guerre totale contre les Africains qui ne voulaient pas se joindre à lui, la guerre totale contre les Européens. Il se livrait à des massacres. Rappeler les aspects du combat de Samory ne signifie pas qu’on rappelle les ragots de la colonisation. Samory s’est opposé violemment à la pénétration française avec les moyens et les mentalités de l’époque. Je suis bien placé pour en parler, mon grand-père fut un des grands généraux de Samory.

Y. C. :    Sur la question de l’intérêt personnel des personnages, les deux romans se répondent alors ?

A. K. :   Les deux romans se répondent. L’histoire de ce roman se déroule un peu avant Les Soleils des indépendances, il l’annonce.

Y. C. :    Les Soleils des indépendances a eu une diffusion assez importante (100 000 exemplaires environ). C'est une question qui est double : quel rôle dans la conscience collective le livre a-t-il pu jouer ? Quelle a été pour vous la déception la plus importante lors des indépendances ?

A. K. :   Ce livre a eu un grand succès et a joué un rôle significatif en Afrique noire francophone. D’abord par le thème. C’était la première fois qu’on s’attaquait aux régimes issus des indépendances, qu’on exprimait la désillusion ressentie par les peuples africains. Ensuite par l’écriture ; c’était aussi la première fois qu’on se libérait du carcan du français classique. Ces thème et écriture ont fait école, ont été repris ensuite. Ils ont été employés pour dénoncer les aberrations des indépendances et du parti unique. On ne le dira jamais assez, le système du parti unique a eu pour résultat l’appropriation par une personne et ses laudateurs des pays entiers, d’en user et abuser. Le chef du parti, le père de la nation était exempté de dire la vérité comme vous et moi. Il pouvait mentir sans chercher à se justifier. Tous ses mensonges devenaient des vérités et ceux qui doutaient de ses paroles étaient des traîtres à la nation. En ce qui concerne l’écriture, puisque nous, Africains, nous étions francophones, il nous faut faire notre demeure dans le français. C’est ce que Les Soleils des indépendances ont inauguré. C’était un essai pour nous, Africains, de nous approprier le Français.

Y. C. :    Il y a également une catégorie de personnages que vous mettez souvent au premier plan et qui subit un sort pas toujours très enviable, c’est celle des femmes. Qu'avez-vous à dire sur le statut et la place des femmes dans la société malinké actuelle ?

A. K. :   En Afrique, les femmes sont exploitées, sur-exploitées. Tant qu’elles n’auront pas le rôle qu’elles méritent, nous serons sous-développés. Dans les rues de Lomé, jusqu’au matin, vous trouvez sur les trottoirs des femmes vendant de l’arachide, des bananes, pendant que les hommes se promènent. Dans nos champs, si on exclut quelques travaux de force, l’essentiel est fait par les femmes. Nous devons prendre conscience de cette situation. Les Africains n’ont de respect pour la femme qu’en tant que mère. Cela ne suffit pas.

Y. C. :    J'aimerais vous interroger sur la question de la transformation de l'épique en romanesque. Monnè, outrages et défis évoque, avant Les Soleils des indépendances, l’effondrement d’un monde. ll s’agit d’un thème important de la littérature d'Afrique. Cet effondrement est marqué à plusieurs reprises, mais il est développé surtout au chapitre IV, dans la parole de Diabaté, le griot : « Avec la fin de l’ère Samory a fini la vaillance, donc la grioterie. La soumission, l’esclavage et la lâcheté dont viendra maintenant l’ère n’ont pas besoin de louanges (.…) » et plus baut « Comment se nomment maintenant les Touré, les Koné, les Kourouma, les Traoré, les Bamba… » Vous, vous avez choisi l’écriture du roman pour évoquer cette décadence et cette déchéance. Comment situez-vous cette activité, cette pratique d'écriture, par rapport à celle du griot, qui est tourné, lui, vers la louange ? Le romancier, à partir du moment où il s'empare d’une forme culturelle qui est autre, ne court-il pas un certain nombre de risques ?

A. K. :   Effectivement, l’effondrement d’une société est un thème majeur du roman français. Mais à l’analyse, je me demande si ce thème appartient au seul roman africain. N’est-il pas aussi celui du roman européen, du roman américain ? Quant au rapport entre l’épopée et le roman, c’est un sujet classique. L’épopée glorifie, le roman doute, présente avec un sens critique. Le roman se moque toujours de son héros, il ne le prend pas au sérieux ; il n’est pas un demi-dieu comme dans l’épopée. Pour revenir à mon roman, au langage du griot, je ne crois pas qu’il existe un risque à adopter le style des griots. C’est un langage imagé. Le griot doit chaque fois représenter l’abstrait par du concret, du concret que son auditoire peut toucher. Le romancier peut donc l’imiter sans risque. Le griot avait en Afrique un statut spécial, c’était un homme de caste, qui lui imposait des devoirs mais un certain nombre d’avantages comme celui de n’être pas esclave.

Y. C. :    C'est là où nous pouvons constater, maintenant dans l’écriture du roman lui-même, une différence qui est capitale. La parole du griot est une parole qui peut changer. Est-ce que pour vous le griot peut devenir quand même un « diseur de vérité » ?

A. K. :   Non. Le griot ne peut pas être un diseur de vérité. Il n’est pas tenu de dire la vérité ; il doit louanger ; son rôle est de chanter le dithyrambe. Sa parole peut changer ; c’est un homme de caste, pas un noble.

Y. C. :    Alors, dans ces conditions-là, la seule façon de dire la vérité, c’est d’accepter peut-être que la parole soit relative à celui qui est en train de parler, à sa situation. Ce qui m'a beaucoup frappé dans Monnè…, c’est la façon dont la voix narrative circule. Qui raconte l’histoire ? À certains moments, c’est Djigui, à d’autres, c’est le griot, ou un sujet de l'époque, à un autre moment, quand le kébi de Soba est terminé, le narrateur se place au présent de la narration. « Le kébi de Soba existe toujours comme il a été bâti, sauf le toit de paille qui a été remplacé par des tôles ondulées. (…) On a de la peine à croire que sa construction ait été faite avec tant de soin, au prix de tant de souffrances, de peur et même d'une douzaine de morts. » Et puis, il y a ce narrateur, qui, à la fin, dans la dernière page, une page terrifiante, dit « nous ». Un « nous » qui est très troublant. N'est-ce pas au prix de cette circulation que le romancier peut être dit « le diseur de vérité » ?

A. K. :   Le premier personnage de mon roman est le peuple de Soba. Le romancier présente le monde qu’il dit sous plusieurs angles comme le cinéaste montre son monde sous différentes vues. Le narrateur doit changer pour donner tous les aspects d’une réalité ; le romancier ne peut pas s’interdire de participer. Le cinéaste cherche la meilleure vue, le romancier prend comme narrateur celui qui peut donner la meilleure présentation de la situation selon le style qu’il a décidé d’adopter.

Y. C. :    Je voudrais revenir sur ceci, la question de la subversion. Vous aviez été accusé, après la création de votre pièce, Tougantigui ou le Diseur de vérité, d'être un auteur subversif.

A. K. :   En Afrique, il n’est pas difficile d’être un auteur subversif. Il suffit de dire quelque chose qui ne plaît pas au président. En outre, en Afrique, on se méfie de tout ce qui est écrit.

Y. C. :    Justement. Est-ce que la langue et l’écriture ne constituent pas un espace privilégié pour la subversion ?

A. K. :   Oui, c’est bien ça. En Afrique, avec les partis uniques, tout ce qui est écrit dans les organes officiels n’a aucun rapport avec la réalité. Tout le monde le sait, les journaux en Afrique, on ne les lit pas. Les lecteurs regardent un peu les nouvelles locales. Mais tout ce qui concerne le Parti ou le président n’est pas lu. Un roman, un écrit qui contredit un peu le discours officiel est apprécié parce que c’est différent de la langue de bois débitée tous les jours.

Y. C. :    Dans la façon dont la langue est approchée, dans la façon dont vous avez investi des structures linguistiques françaises et malinkés, est-ce que ce rapprochement-là, ce point de contact n’est pas un lieu subversif déjà ?

A. K. :   Les responsables africains ne sont pas assez fins pour imaginer que le changement des structures linguistiques peut être subversif. Ils restent à la surface. Ce qui les préoccupe c’est de voir leur nom imprimé, de constater qu’ils sont louangés. Un Malien écrit un livre ; il envoie un exemplaire à son président. Le président lui renvoie l’exemplaire : « Votre livre ne m'’intéresse pas ; vous ne parlez ni de moi ni de mon œuvre ». C’est un jugement définitif. Un livre est intéressant dans la mesure où il louange le père de la nation.

Y. C. :    Pourtant ces nuances sont capitales. Par exemple toutes les recherches, toutes les métaphores, les images de certaines constructions qui nous font entendre notre langue, qui nous la font lire d’une façon dont on ne l’avait que rarement perçue auparavant. C’est de cela que j'aimerais que vous nous parliez maintenant. Le rapport que vous entretenez avec la langue française, quel est-il ?

A. K. :   Il faut d’abord savoir que je n’ai pas eu une formation littéraire ; je suis mathématicien. Je n’avais pas le respect du français qu’ont ceux qui ont une formation classique. Je n’avais que la préoccupation de réussir l’évocation des personnages, du monde dans lequel ils évoluent, tant au point de vue social que psychologique. Ce qui m’a conduit à rechercher la structure du langage malinké, à reproduire sa dimension orale, à tenter d’épouser la démarche de la pensée malinké dans sa manière d’appréhender le vécu.

Y. C. :    Vous évoquez surtout cette dimension dans le roman lui-même. Par exemple, pour toutes les questions qui sont liées à la traduction. Soumaré dit à un certain moment qu'on ne peut pas servir le mil sans assaisonnement, on ne peut pas donner une traduction sans commentaire.

A. K. :   Effectivement, il faut commenter pour se faire comprendre. On ne peut pas traduire mot à mot : interpréter ce n’est pas seulement traduire, mais faire comprendre. Soumaré respecte la pratique malinké qui consiste à user de proverbes, c’est-à-dire de comparaisons jusqu’à ce que ce qui était d’abord abstrait devienne concret pour l’interlocuteur.

Y. C. :    Donc, au fond, vous vous démarquez de l’attitude, de la conception de quelqu’un comme Ngugi wa Thiong'o qui écrit maintenant en kikuyu et traduit ensuite ses livres en anglais.

A. K. :   Ngugi wa Thiong’o est un anglophone. La colonisation française a été différente de la coloni- sation anglaise dans le domaine de la langue. La France voulait faire de ses colonisés évolués des citoyens français à part entière. Ces colonisés ne devaient parler que le français. L’école française n’encourageait pas l’usage des langues africaines. L’écriture des langues africaines se faisait par les curés ; mais au niveau d’une ethnie ou d’une région, jamais au niveau national. Les démarches des colonisateurs anglais étaient l’inverse. L’écriture des langues africaines dans les pays anglophones a été encouragée. Ces langues ont pu se développer, se stabiliser. Nous, Africains francophones au sud du Sahara, nous n’avons que le français comme langue écrite. C’est pourquoi nous faisons des efforts pour africaniser le français ; nous faire une chambre où nous serons chez nous dans cette grande maison qu’est la langue de Molière.

Y. C. :    Est-ce que vous vous sentez proche d’écrivains africains anglophones, comme Achebé, Soyinka, Okara ou Tutuola ?

A. K. :   Effectivement, je me sens proche d’Achebé et je me suis laissé dire qu’Achebé a déclaré qu’il se sent proche de moi. Mais nous sommes séparés des écrivains anglophones par la langue. À ce que je crois, ils usent de l’anglais à leur façon sans trop s’occuper de la forme classique. Je crois que les Anglais tolèrent plus que les Français les dommages qui peuvent être faits à leur langue par l’introduction dans cette langue des préoccupations d’une autre civilisation.

Y. C. :    Il est vrai qu'il y a chez vous un souci du mot précis, juste et donc la réactualisation de termes techniques ou tombés en désuétude.

A. K. :   Il y a toujours une recherche lorsque je veux nommer. Rarement je trouve le mot qui dit exactement ce que je veux exprimer. C’est pourquoi j'emploie plusieurs synonymes pour signifier mon embarras, mon insatisfaction. Le problème est que le mot courant français a de nombreuses connotations qui rendent son emploi hasardeux. On n’est jamais sûr de se faire comprendre. Il faut exprimer en français ce qui vient d’une culture très éloignée de la civilisation française. Cela exige une gymnastique.

Y. C. :    Revenons par ces mots au domaine francophone. Vous étiez aux États généraux de la francophonie qui se sont tenus à Paris en décembre 1989. Quels sont d'après vous les enjeux qui sont posés par cette volonté d'asseoir, d'institutionnaliser le domaine francophone ? Est-ce qu’ils ont une chance d'aboutir ?

A. K. :   La francophonie est une excellente initiative. Les États généraux ont été intéressants et positifs. Pour la première fois, il a été reconnu à chaque zone géographique de cultiver son français pour enrichir le français commun à nous tous. Il a été admis que nous pouvons utiliser des régionalismes. C’est encourageant et c’est le seul moyen pour que des francophones du sud se sentent à l’aise dans le français, puissent s'approprier le français. Il faut donc multiplier de telles initiatives. La francophonie a déjà abouti.

Y. C. :    Est-ce qu'il y a des points de contact ou de divergences entre la francophonie et le domaine anglophone ? Il y a eu la grande opposition, le grand débat au moment de la question de la négritude et de l’opposition entre Senghor et Soyinka. Est-ce que vous pensez que les données du problème ont changé ?

A. K. :   Bien sûr, les données du problème ont changé. On a grandi cette opposition. Il faut se mettre à la place de Senghor et de son école : ils étaient à la Sorbonne, condamnés à être des Français à part entière à qui on refusait tout passé, toute civilisation. Le racisme était latent et, dans leur pays, les colonies, leurs frères étaient considérés et traités comme des bêtes. Ils avaient le devoir pour eux-mêmes et pour tous les Africains de démontrer que nous sommes des hommes, des hommes ayant une civilisation. Les colonisés de l’Empire britannique n’avaient pas le même genre de problème. Les Anglais les laissaient croupir dans leur monde. Aujourd’hui, personne ne conteste au Noir sa qualité d’homme, à l’Afrique d'avoir eu un passé, une civilisation. C’est donc une querelle passée. Aujourd’hui, écrivains francophones et anglophones souhaiteraient se rencontrer. Il y a de nombreuses tentatives pour faciliter de telles rencontres. La dernière en date a été organisée par l’ambassade de France à Lagos à l’occasion de la remise du prix Nobel à Soyinka. C’était la première fois que je rencontrais autant d’écrivains anglophones et francophones.

Y. C. :    Depuis le début de notre entretien, il y a un présupposé, qui est que la littérature africaine a un public en Europe. Et un public relativement important. Cela n'a pas toujours été le cas. À quoi attribuez-vous ce changement ?

A. K. :   Nous sommes surpris de constater qu’il commence à exister un public pour le roman africain en France. Le public français, qui n’avait pour les romans africains qu’une sympathie teintée de paternalisme, a évolué. Peut-être faut-il comprendre qu’au début le roman africain était anticolonialiste et donc antifrançais pour le grand public français. C’est quand le roman africain a dénoncé les roitelets des indépendances que le public français et le romancier africain se sont trouvés dans le même camp. Le public français était soulagé ; les indépendances n’étaient pas mieux que la colonisation ; les colonisateurs ne devaient pas regretter ce qu’ils ont réalisé. Le combat des écrivains africains allait dans le sens des grands principes universels nés en France et ce n’étaient plus des Français (du moins officiellement) qui privaient les peuples africains de la liberté, de la nourriture, des soins ; c’étaient leurs frères africains. Sans états d’âme, sans complexes, le public français applaudit les écrivains, les approuve et s’intéresse à leurs écrits. Peut-être est-ce la raison de cette rencontre.

Y. C. :    Quel est le regard que vous portez sur la littérature française actuellement ? Est-ce que vous- même, vous y remarquez des courants, des virtualités ?

A. K. :   On a vraiment une impression de dispersion. Il n’y a pas de courants dominants. Il y a eu, il y a, et il y aura toujours en France de grands écrivains. La France en littérature et surtout dans le roman est un vrai laboratoire. Il n’y a pas de grandes littératures par le monde qui ne situent leur origine en France, qui ne se réclament des écrivains français. C’est une chance pour nous Africains francophones d’avoir un accès direct à un tel trésor. Pour ma part, je regrette de n’avoir pas le temps de lire, de suivre les créations en France. Nous qui avons beaucoup à dire, nous avons à portée de main les méthodes pour réaliser la littérature de demain. Bien sûr, il faut éviter de copier et pour cela rester soi-même. On en revient toujours à la même question : rester soi-même. En écrivant Monné, j'ai cherché à être malinké dans l’écriture et le sujet.

 

 

  Mise à jour le : 26/09/2018      
   

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